mercredi 9 décembre 2009

Otrante : où ça ? partout !

Otrante est un port italien, au bout du talon de la botte. Cette ville se trouve dans le Salento (région des Pouilles) ; une langue romane y est née, le salentin (dont Wikipedia nous dit qu'elle a été fortement influencée par l'arabe, le français et le castillan... : voici la phrase en salentin présente sur l'encyclopédie mondiale, qui confirme que cette région borde la mer :

De nanti, mare e mare! Fenca rria la ista ete nnu specchiu nnargentatu, pràcetu, sotu… A ffundu, comu sia ca lu celu allu mare stae mmescatu.

et sa traduction en français :

En face, mer et mer ! Jusqu'où s'arrête la vue, c'est un miroir d'argent, calme, ferme... comme si au fond le ciel était mélangé avec la mer.

sachant que l'auteur de cette phrase est Giuseppe de Dominicis (1869-1905) : le ciel comme un dôme d'eau...)

(Et rappelons-nous que lors du dernier numéro du festival Cuntorni, à Portivechju, plusieurs artistes du Salento étaient présents, comme Giovanni Rizzo...).

Otrante, c'est aussi le nom de la ville dont Manfred est le prince, dans le premier roman gothique du genre (avec apparitions surnaturelles) justement intitulé "Le Château d'Otrante", ou plutôt "The Castle of Otranto, gothic story", publié par l'anglais Horace Walpole en pleine période de la Corse indépendante (1766).

C'est dire si cette ville et cette région sont traversés d'imaginaire et d'humanité !

Mais visiblement ce n'est pas le roman gothique anglais qui a conduit "le poète" à aller à la rencontre des habitants de cette ville et de cette région, ainsi qu'il est raconté dans la dernière nouvelle du recueil "Extrême méridien", de Marcu Biancarelli ; nouvelle intitulée sobrement "Otrante".

Quand je repense à cette nouvelle, il y a un passage qui remue dans mon esprit, je vois la couleur blanche, un jeune homme montrant au poète une ville, des bâtiments, je vais le retrouver ce passage et le citer ici.

Mais d'abord, un "récit de lecture" minimaliste d'Emmanuelle Caminade (que vous retrouverez aussi sur son blog, en fin de billet), minimaliste parce que consitué d'une seule phrase allusive introduisant la citation des premières lignes de la nouvelle :



Ô Kublai, grand khan, j'ai gardé le meilleur pour la fin. J'aimerais te parler d'Otrante, ville-désir et ville-mémoire, ville-miroir du monde ou plutôt des mondes ...

Otrante

Le sud extrême, le sud de la honte, avait toujours guidé ses pas, libres et vagabonds, les pas d'un mendiant affamé. Il aurait aimé être parfois invité dans le nord, chez les Barbares, mais il semblait y avoir peu de conférences dans le nord, la passion des lettres y était rare, la connaissance de la poésie réduite à rien. Si seulement lui aussi avait pu s'accrocher à une main douce, qui l 'aurait dirigé vers d'autres horizons, sans qu'il se soucie de rien, sans l'art de la parole, sans la folie de vouloir témoigner de la complexité de l'âme humaine, cette pute qui engendre les civilisations. Mais aucune main aimante, aucun conseil plein de sagesse ne l'avait rapproché des bien-pensants, alors il n'avait pas pu s'éviter un destin de benandanti, il n'avait pu s'empêcher de voyager, derrière un rêve, mais lequel ? et de s'y perdre d'une certaine manière.
Le premier soir, ses hôtes convaincus qu'ils recevaient un grand poète, lui firent manger tout ce que leurs jardins produisaient. Il se dit en lui-même: ce sont des citadins, mais ce sont des paysans, comme moi, il leur reste quelque chose. Accueillir quelqu'un, chez les paysans, ça ne consiste pas à l'inviter au restaurant, mais plutôt à lui ouvrir sa table, comme pour lui dire : cette viande que tu vas manger, c'est la mienne, goûte-la. Ce qui était surprenant, c'était de retrouver cet état d'esprit dans une ville aussi grande, et d'avoir toujours cette impression étrange : être chez soi. Plus tard, il le firent s'asseoir devant la télévision, juste un quart d'heure, le temps de regarder un film de Pasolini qui montrait un chant funèbre, quarante ans plus tôt, dans ces petits villages des Pouilles. Les femmes chantaient, elles pleuraient en même temps, et elles faisaient danser entre leurs mains des mouchoirs blancs. Dans le cercueil, au milieu des femmes, un jeune homme mort, de la malaria, ou d'une pneumonie, on ne sait pas trop. Alors il se souvint. (...)



Et voilà, peut-être voudrez-vous donner votre propre lecture de cette nouvelle ? Seule nouvelle du recueil à ne pas se passer en Corse (même si le "poète" est corse). Je trouve beau que la littérature corse pratique ainsi, de façon très régulière, une espèce de marche un peu claudicante, marche nécessaire, un pied en Corse, un pied hors de l'île (l'ailleurs en soi ou l'ailleurs comme autre "chez soi", un ailleurs précis souvent : l'Italie, la Toscane, Gênes, la France, la Méditerranée, le Maghreb, le Japon, les Etats-Unis - si l'on suit la Revue Fora ! - ou encore... Otrante).

Ici, le pas "ailleurs" est marqué par la couleur blanche, finalement, car voici l'extrait qui me restait en tête :


Le lendemain, son accompagnateur Francesco l'emmena dans une ville voisine. C'était une ville blanche, au bord de la mer. Le soleil était trop violent et les aveuglait. Ils cherchèrent l'ombre et le silence dans la basilique. Souvent, pour lui, les églises avaient été comme autant de refuges et il s'en étonnait, lui qui ne croyait pas, ou plutôt qui s'était juré de ne jamais croire, et pourquoi croire ? Pour une rédemption, un salut ? S'il existait un au-delà, seule la damnation l'y attendait. Il préférait penser que là-bas, il n'y avait qu'un grand vide glacé.

(... suit un passage évoquant un ancien massacre et de crânes empilés, mais ce n'est pas cette scène - tout de même impressionnante - que je voulais citer...)

Toujours sous le coup de cette étrange nausée de pénitent improbable, le poète se retrouva dans une voiture. Francesco l'emmenait sur l'autoroute, ils franchissaient un désert d'herbe jaune et sèche, une espèce de non-lieu sans montagne d'une ville à l'autre. Le conducteur expliqua son propre désespoir. Il disait combien la vie était dure dans les déserts d'herbe jaune. Sa passion, c'était l'urbanistica, l'architecture, il voulait voir des foules dans le désert, il voulait répandre la vie sur ces étendues, pour vaincre l'ennui. Les symboles de la vie qui croît, pour lui, c'était les gratte-ciel et le rock américain. Il se plaignait parce que dans sa ville, il n'y avait pas de gratte-ciel. Le plus haut ne faisait que quatorze étages. Puis il dit que, quand même, on construisait maintenant un gratte-ciel en périphérie. Parfois, il y allait, pour fumer une cigarette, passer un moment, sentir l'odeur du ciment.


En fait c'est bien cette figure que j'avais conservée en moi : ce jeune homme qui fume dans le désert en rêvant de ciment à l'assaut du ciel (c'est peut-être une déformation fantasmée de souvenirs des gratte-ciel ajacciens ?...)

Des murs rêvés, des mouchoirs blancs qu'on agite : un ciel mangé par la mer.

(Si vous trouvez que j'aime trop que tout soit mélangé - mmescatu - vous pouvez remettre un peu d'ordre dans tout ça !)

6 commentaires:

  1. Hélas Giovanni Rizzo, ami poète du Salento, n'avait pu se rendre à Porto Vecchio pour le festival Cuntorni.

    Mais Francesco Pallara lui y était.

    MB

    RépondreSupprimer
  2. Bellissimu testu

    E di colpu u nostru spaziu s'allarga...

    U mare ùn hè micca una fruntiera, ma una leia...

    terre surelle ci n'hè tantu, è mi pare umpurtantissimu di incuragisce i viaghji sculari versu l'Italia, l'isule di a Sardegna è di a Sicilia, versu a Catalogna dinù.

    Ma ci pudemu sente "in casa" ancu in terre luntane è differente di a nostra cultura : ciò ch'aghju risentitu in Scozza o à l'isula di a Riunione!

    RépondreSupprimer
  3. Otranto (au fait, pourquoi "franciser" le nom?)

    "Porta di l'Uriente"

    Face sunnià.

    Cunniscite stu ballu ipnoticu è "caldu" detttu "a pizzica" di u Salento ?

    RépondreSupprimer
  4. Pà una traduzzioni hè nurmali di sfrancizà u nomu, parchì si dici bè "Otrante" in francesu.

    Òtranto in talianu, cù l'incalcu annant'à l'O.

    MB

    RépondreSupprimer
  5. Et les Italiens, eux , italianisent
    les noms de villes français ...
    ( J'en profite, Francesca, pour vous remercier pour le disque du printemps des poètes que je viens de recevoir.)

    RépondreSupprimer
  6. J'en apprends des choses :
    - je ne savais pas écrire Òtranto en italien
    - je ne connais pas "a pizzica" (c'est le tango des derviches ?)

    Je précise :
    - j'ai utilisé le nom français "Otrante" parce que billet est né d'une discussion avec Emmanuelle Caminade à propos de la traduction française de la nouvelle de Marcu Biancarelli
    - j'apprécie toujours autant le fait d'être questionné ainsi

    A bientôt

    RépondreSupprimer