jeudi 22 avril 2010

Henry Miller lecteur : deux passages

Oui, deux passages extraits du petit texte "Ils étaient vivants et ils m'ont parlé" ; deux passages qui décrivent minutieusement ce qu'un lecteur peut faire, comment il pourrait lire. Deux passages qui proposent d'unir intimement le créateur et le lecteur, en montrant combien la littérature est un des champs de bataille de la vie.

Je suis de ces lecteurs qui, de temps en temps, recopient de longs passages des livres qu'ils lisent. Chaque fois que je commence à fouiller dans mes affaires, je retrouve des citations. Par bonheur ou par malheur, je ne les ai jamais sous la main quand j'en ai besoin. Je passe quelquefois des journées entières à essayer de me rappeler où j'ai bien pu les cacher. C'est ainsi que l'autre jour, ouvrant un de mes carnets de Paris pour chercher je ne sais quoi, je tombai sur un de ces passages avec lesquels j'ai vécu des années. C'est un extrait de l'introduction d'Havelock Ellis à Against the Grain. En voici le début :

Le poète des Fleurs du Mal a aimé ce qu'on appelle improprement le style décadent, et qui n'est rien d'autre que l'art parvenu à ce point d'extrême maturité que confère le soleil couchant des vieilles civilisations : un style ingénieux et compliqué, plein d'ombres et de recherche, repoussant sans cesse les limites du langage, empruntant sa couleur à toutes les palettes et ses notes à tous les claviers...

Puis vient une phrase qui me semble toujours jaillir comme un signal de sémaphore :

Le style de la décadence est l'ultime expression du Verbe, poussé dans ses derniers retranchements.

Souvent, j'ai copié des phrases comme celle-là en gros caractères pour les placer au-dessus de ma porte afin qu'en partant mes amis fussent sûrs de les lire. D'aucuns ont une toute autre réaction : ils gardent secrètes ces précieuses révélations. Ma faiblesse à moi, c'est de crier sur les toits chaque fois que je crois avoir découvert quelque chose qui me paraisse d'une importance vitale. Quand je viens de finir un livre admirable, par exemple, je m'installe presque toujours à ma table pour écrire des lettres à mes amis, parfois à l'auteur, voire à l'éditeur. L'expérience qu'a été pour moi cette lecture devient un élément qui prend place dans ma conversation de tous les jours, qui s'intègre à ce que je vois, à ce que je mange. J'ai parlé de faiblesse à ce propos. J'ai peut-être tort. "Croissez et multipliez !" a commandé le Seigneur. E. Graham Howe, l'auteur de War Dance, l'a exprimé sous une autre forme que j'aime encore mieux. "Créez et partagez !" conseillait-il. Et bien qu'au premier abord la lecture puisse ne pas sembler un acte de création, c'en est un pourant au sens profond du terme. Sans le lecteur enthousiaste, qui est vraiment la contrepartie de l'auteur et très souvent son plus secret rival, un livre mourrait. L'homme qui répand la bonne parole augmente non seulement la vie du livre en question mais l'acte de création lui-même. Il insuffle l'esprit aux autres lecteurs. Partout il se fait le champion de l'esprit créateur. Qu'il en ait ou non conscience, ce qu'il faut là c'est louer l'oeuvre de Dieu. Car le bon lecteur, comme le bon auteur, sait que tout est issu de la même source.

(...)

J'estime qu'ils se trompent lourdement ceux qui affirment que les bases de la connaissance, de la culture, les bases de tout sont nécessairement ces classiques que l'on trouve énumérés dans toutes les listes des "meilleurs" livres". Je sais qu'il existe plusieurs universités dont tout le programme se fonde sur ce genre de liste. À mon avis, tout homme doit bâtir lui-même ses propres fondations. C'est le caractère unique de chacun qui en fait un individu. Quels que soient les matériaux qui ont contribué à donner sa forme à notre culture, chaque homme doit décider tout seul des éléments qu'il y choisira pour son propre usage. Les grandes oeuvres sélectionnées par des esprits universitaires ne représentent que leur choix à eux. De tels esprits ont la manie de s'imaginer être nos guides élus, nos mentors. Peut-être si l'on nous laissait libre, finirions-nous par partager leur point de vue. Mais le moyen le plus sûr de ne pas parvenir à ce résultat, c'est de conseiller la lecture de telle liste de livres, représentant les soi-disant fondations de toute culture. Un homme devrait commencer par son époque. Il devrait commencer par se familiariser avec le monde où il vit et dont il fait partie. Il ne devrait pas avoir peur de lire trop ou trop peu. Il devrait lire comme il mange ou comme il prend de l'exercice. Le bon lecteur ne tardera pas à graviter autour des bons livres. Il découvrira, grâce à ses contemporains, ce qu'il y a dans la littérature du passé qui apporte un exemple, une inspiration ou un simplement un délassement. Il devrait avoir le plaisir de faire ces découvertes tout seul, à sa guise. Tout ce qui a de la valeur, du charme, de la beauté, tout ce qui est lourd de sagesse ne saurait être perdu ni oublié. Mais les choses peuvent perdre toute valeur, tout charme, toute séduction, si l'on vous traîne par les cheveux pour les admirer. N'avez-vous jamais remarqué, après bien des expériences décevantes, que quand on recommande un livre à un ami moins on en dit mieux cela vaut ? Dès l'instant que vous recommandez trop chaleureusement un livre, vous éveillez chez votre interlocuteur une certaine résistance. Il faut savoir administrer les éloges et les doser, calculer la durée du traitement. Les gurus de l'Inde et du Thibet, on l'a souvent fait observer, pratiquent depuis des siècles l'art difficile de décourager l'ardeur de ceux qui voudraient devenir leurs disciples. On pourrait fort bien appliquer le même genre de stratégie en ce qui concerne la lecture. Découragez un homme de la bonne manière, c'est-à-dire en songeant au but que vous voulez atteindre, et vous le mettrez d'autant plus vite sur la bonne voie. Ce qui est important, ce n'est pas quels livres, quelles expériences un homme doit connaître, mais bien ce qu'il a à apporter de lui-même dans ses lectures et dans sa vie.

Pour le coup, la dernière phrase du deuxième extrait est une phrase qui résonne fortement en moi, et je développe immédiatement l'envie de la recopier encore une fois pour conclure ce billet (sans faire un copier/coller, non, non, en tapant chaque lettre, une nouvelle fois, one more time comme aurait dit Miller - qui, d'ailleurs, aurait certainement utilisé Internet, les blogs et Facebook avec grand plaisir, non ?) :

Ce qui est important, ce n'est pas quels livres, quelles expériences un homme doit connaître, mais bien ce qu'il a à apporter de lui-même dans ses lectures et dans sa vie.

3 commentaires:

  1. vraiment intéressant Monsieur Renucci.
    Je suis pas un grand lecteur, je vais à l'instinct, au hasard,quand j'aime un livre,un auteur, j'ai l'impression de rencontrer un ami, c'est une rencontre et pas un acte passif. Moi l'école m'a plutôt "découragé" de lire, finalement, et de bien d'autres choses aussi.
    (Hé, certains profs de corse visiblement essaient de "décourager" leurs élèves de parler corse, vous croyez que c'est une stratégie? non je rigole...)

    Mika Nomu

    RépondreSupprimer
  2. Mika Nomu,
    pour être passé par l'école et pour être maintenant professeur, je peux vous dire que voilà un lieu où l'on peut être aussi bien découragé qu'encouragé... Tout dépend évidemment de la "rencontre" qui aura lieu ou pas entre les élèves et les professeurs : et pour qu'il y ait rencontre, il faut être deux.
    D'une façon générale, rien n'est jamais gagné d'avance : l'alchimie du goût pour un livre est subtile, toujours singulière et pour une large part mystérieuse.

    Pour les cours de corse, je n'ai que mon souvenir personnel des cours au collège et au lycée Fesch, dans les années 80 ; je me souviens de certains de mes professeurs : Jean-Marie Comiti (en 3ème, nous avions écrit et joué une pièce de théâtre : "U viaghju di Mattea") et Ceccè Lanfranchi en Terminale. Je me souviens du volume "U Corsu in Liceu".

    RépondreSupprimer
  3. "U Corsu in liceu", d'Andria Fazi, un pionnier. Introuvable aujourd'hui.

    RépondreSupprimer