mardi 23 juin 2009

Prenons les choses à l'envers : cummenti (1) - Natali, Crésus et son fils

Le billet numéro 26 de ce blog, daté du 26 février 2009, intitulé "Passé Présent Futur", engageait les lecteurs à aller voir une quinzaine de "cummenti" que j'ai écrits (en 2002, semble-t-il) en vue d'une très hypothétique "anthologie de littérature corse"...

Le problème est bien sûr qu'à cette époque-là, je n'utilisais pas l'outil du blog et que le site d'Interromania qui abrite ces cummenti ne laisse pas facilement la possibilité de laisser des commentaires.

D'où l'idée suivante ; régulièrement je reprendrai un de ces cummenti dans un des billets de ce blog, avec des compléments ou des variantes, nous verrons. Mais surtout avec l'espoir que ces propos passés pourront éveiller des échos chez les internautes : tout est à discuter, compléter, critiquer.

Pour le premier billet de ce genre, commençons avec le premier cummentu (qui, je le rappelle ici, est une variante du "récit de lecture") :

Question : Quel est le rapport entre ces deux textes ?

Texte 1 :

Crésus lui-même eut le sort que voici : il avait un fils dont j'ai parlé plus haut, fort bien doué, mais muet. Au temps de sa prospérité Crésus avait tout essayé pour le guérir et, notamment, il avait envoyé consulter l'oracle de Delphes à son sujet. La Pythie lui avait répondu :

Lydien, roi de peuples nombreux, Crésus insensé,
N'appelle pas de tous tes voeux le moment où tu entendras dans ton palais,
La voix de ton fils : mieux vaut pour toi qu'il reste
Bien loin ! Car il ne parlera qu'au jour de ton malheur.

Or, lorsque la forteresse tomba, un Perse marcha sur le roi sans le reconnaître et Crésus, dans ce désastre, le vit approcher avec indifférence : peu lui importait de mourir sous ses coups. Mais, quand le muet vit l'homme approcher, l'effroi et la douleur firent jaillir sa voix, et il s'écria : "Soldat, ne tue pas Crésus !" Ce fuent ses premiers mots, et la parole lui resta pendant tout le reste de sa vie.

Texte 2 :

Se a voi non regge più il cuore di mirar la Patria tradita, e combattuta da' suoi Figli, e da quelle mani stesse, cui, secondo ogni Legge, toccherebbe il difenderla con quanto han sangue nelle vene, io certamente, non solo non posso a guisa di certe Anime vili, di certi cuori di puro sasso, udire con ciglio sereno, e trapassar ciò con timido, e pigro silenzio (come mal vi apponete) che anzi sento abbruciarmi il petto di sì focoso zelo, che ove ancor fossi muto per natura, il mio ardore, rotti i legami della lingua, mi farebbe prorompere articolatamente in altissime grida, rinnovando in me il prodigio del Figlio di Creso, allorchè vidde un Soldato nemico, che non conosceva il Re suo Padre, avventarsegli col ferro sguainato alla vita : e vorrei essere spada, o coltello, per trafiggere codesti Mostri di sconoscenza, e di perfidia.

Réponse : le fils de Crésus.

Le premier texte est d'Hérodote, "L'Enquête", Livre I (85).
Le second est le premier paragraphe du "Disinganno intorno alla guerra di Corsica" (1736). Publié, traduit et présenté par Jean-Marie Arrighi et Philippe Castellin en 1982, par La Marge (mais où trouver aujourd'hui ce livre, sinon en bibliothèque ?). Leur présentation est extrêmement intéressante pour mesurer les aspects audacieux ou timides, les contradictions aussi d'un texte d'argumentation juridique et théologique qui cherche à convaincre du bien fondé de la révolte contre Gênes.
Bien sûr, ce qui m'a attiré, c'est la figure du Fils de Crésus que Natali référence ainsi : "Valer. Max. lib. 5. cap. 4." (voir ici pour lire - en français, certes, mais c'est tout de même déjà émouvant - ce que Natali a lu dans la version originale latine, c'est le paragraphe 6) et qu'Arrighi et Castellin présentent ainsi dans leur propre note : "Crésus est le dernier roi de Lydie. Selon Hérodote, son fils, muet, aurait retrouvé miraculeusement la parole en le voyant menacé par un soldat perse." (Le texte de Valerius Maximus est tout de même moins riche que celui d'Hérodote, pour l'imaginaire, alors il est légitime de convoquer ici le texte que Valére Maxime a certainement utilisé pour son propre travail ! L'idéal aurait été une interview du fils muet... pour poursuivre avec les histoires de parole entravée et libérée, voir ici.)

En 2002, le cummentu disait donc ceci :

En 1736, Giulio Matteo Natali, partisan de l’indépendance corse, écrit le Disinganno intorno alla Guerra di Corsica, pour prouver le bien fondé de la lutte des Corses contre le pouvoir de Gênes... Voici les deux premiers paragraphes de ce texte écrit en italien et traduit en français par Jean-Marie Arrighi et Jean-Pierre Castellin.

« Si vous désormais, ne pouvez plus assister au spectacle de la Patrie trahie, combattue par ses Fils, et par ces mains mêmes à qui, selon toute loi, il incomberait de la défendre de tout le sang qu’elles ont dans leurs veines, à coup sûr ne puis-je moi-même, à la façon de certaines âmes viles, de certains coeurs de pierre, écouter en demeurant serein et passer outre en m’imposant un silence timide et honteux que vous tentez sans succès de vous infliger ; silence si contraire à l’ardeur du zèle qui enflamme mon coeur que, fussé-je même muet de naissance, les liens entravant ma langue se rompraient et que, soudain, jaillirait hors de ma bouche hurlante un flot de paroles articulées - miracle, à mon propos renouvelé, qui advint au fils de Crésus voyant un soldat ennemi qui marchait l’épée nue sur le Roi son père, à son insu : et je voudrais être épée, ou couteau pour transpercer ces monstres d’ingratitude et de perfidie.

Pour vous en donner toutes les preuves possibles, j’ai estimé opportun de vous communiquer les arguments qui me semblent les plus aptes à convaincre ces gens de l’énormité de leur faute et, quand se présentera à vous l’occasion de répondre à quelqu’un d’entre eux, à balayer au moins en partie l’offense publique de leurs propos. Bien que, au demeurant, vous eussiez à vous garder de pareille engeance comme de pestiférés : Ennemis d’eux-mêmes, de leur propre intérêt, de leur propre honneur, ce ne sont plus des Hommes mais seulement des bêtes fauves dotées d’une apparence humaine. Quant à moi, je ne puis en souffrir la vue, et quant à nos Amis, les propos qu’ils tiennent à leur sujet sont tels que toutes les invectives, tous les reproches adressés par Tullius à Lucius Catilina seraient, par comparaison, réputés par vous applaudissements ou éloges. »

Commentaire

Ce qui saute aux yeux, c’est la beauté violente des cris de Natali dans ce texte politique important qu’est le Disinganno. Mais à qui ces cris sont-ils adressés ? Aux possibles défenseurs de la Nation. Et qu’est-ce qui a conduit notre auteur à pousser ces mêmes cris ? Le spectacle d’une Nation « combattue par ses Fils ». Les Fils prêts à se sacrifier pour leur Patrie contre les Fils entraînés dans la voie du parricide !

Or, devant un tel désastre, le texte n’appelle pas à la guerre civile, Natali ne se contente pas de hurler : il raisonne au moyen de paroles dont les effets recherchés doivent porter la vie et non la mort. Ce paradoxe devient une véritable contradiction dans le deuxième paragraphe. Car enfin, pourquoi fournir « les arguments qui semblent les plus aptes à convaincre » de leur erreur ces Fils dénaturés, s’ils sont « seulement des bêtes fauves dotées d’une apparence humaine » ? C’est donc que la violence est ici autant réelle que rhétorique, pour la forme ; tandis que la volonté de convaincre est bien au coeur du propos. Natali crée en fait dans le début de son discours la mise en scène nécessaire à la naissance d’une littérature de combat. La raison se pare des masques effrayants de l’horreur, de l’indignation et s’incarne pour cela dans la figure du « fils de Crésus », un personnage qu’il est donc nécessaire d’interroger.

Ce personnage enrichit notre imaginaire d’une parole au milieu des combats, des crimes et des vengeances. Mais de quel genre de parole ? Natali nous dit que le fils muet de Crésus se mit à parler pour la première fois au moment où un soldat perse allait tuer son père. C’est Hérodote, dans son Enquête, qui nous raconte l’ensemble de l’histoire : « l’effroi et la douleur firent jaillir sa voix, et il s’écria : ‘Soldat, ne tue pas Crésus !’ ». Et Natali reprenant cette anecdote enrichit la voix de l’exhortation abondamment représentée dans notre littérature et qui connaît le succès que l’on sait dans les discours en Corse ou sur la Corse.

Mais la figure convoquée partiellement par Natali est plus complexe. En effet, chez Hérodote, les premiers mots du fils coïncident avec la perte de l’Empire et du pouvoir par le père et donc avec le début de son malheur. Parole qui se révèle finalement vaine, inutile, n’écartant le danger que pour mieux laisser plonger dans la misère, inéluctablement, puisque l’oracle de Delphes l’avait prédit à Crésus : « Il ne parlera qu’au jour de ton malheur. »

D’une certaine façon, la littérature corse ressemble à cette parole du fils de Crésus. La peur de la disparition et de la mort réelles ou fantasmatiques (du peuple, de la culture, de la langue corses) a joué un rôle important dans nos consciences. Et la prise de parole née d’une telle peur est forcément exhortation à éviter le malheur puis lamentation déplorant ce malheur (lorsque l’exhortation a échoué). Il est alors peut-être plus essentiel de mettre en avant un troisième aspect de l’anecdote du fils muet.

Avec ses premiers mots, le fils (remarquons qu’il n’est pas nommé) de Crésus (dont le nom perd de la valeur) accède à la société des hommes : il dévoile le réel (en effet il apprend au soldat ignorant que celui-ci allait assassiner Crésus), il rend aux êtres leur désir de vie (Crésus face à sa chute était indifférent à sa propre mort) et il intervient dans le cours des événements (Crésus vivra et deviendra le conseiller de Cyrus, le chef des Perses). La littérature politique décrit la réalité pour la modifier. Mais la figure du fils de Crésus reprise par Natali ajoute à celle-ci la capacité à proposer à ses lecteurs (nous, aujourd’hui) des images riches de contradictions et de métamorphoses futures. Le texte d’Hérodote dit ceci : « Ce furent ses premiers mots, et la parole lui resta pendant tout le reste de sa vie. » Quelles furent ses paroles, ses discours : des poèmes ? des stalbatoghji ? des mythes ? des contes ? des murmures inaudibles ?

Natali raconte au moyen du fils de Crésus comment la parole lui vint. On pourrait ainsi imaginer la littérature corse prenant sa source dans le langage multiple et inarrêtable de Natali,à la fois épée brandie, cri hurlé, discours pour décrire et convaincre, et paroles encore non prononcées...


(Je viens de trouver une référence d'article ainsi libellé ! :
N'est-ce pas une occasion merveilleuse de prendre contact avec Annie Allély, afin de lui signaler qu'elle participe déjà sans le savoir à la vie de la littérature corse ?)

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