J'ai trouvé sur le Net une critique d'Emmanuel Laugier (visiblement incomplète), parue dans le numéro 14 du "Matricule des Anges" : je le trouve assez dur ("écriture qui manque d'audace", roman qui ne modifie pas "les vues établies ou convenues de votre regard sur le monde", trame de l'histoire qui "se relâche et devient molle"), mais en même temps les aspects positifs (que je place en caractère gras) de sa critique sont très intéressants :
"L'écriture manque d'audace, alors qu'on attendrait d'elle qu'elle se torde, se plie et s'essouffle, s'accroche et se déchire dans les événements qui fondent le livre, comme la rixe en forêt, un pur moment qui restera en mémoire : "La semelle qui écrasait sa joue, bouchait tout. Francesco ne distinguait plus rien. Il ne sentait plus que l'oppression de ce poids immense qui lui écrasait le visage. A chaque battement de paupières, il entendait le bruit léger que faisait le frottement des cils contre le cuir épais". De même, Marie Ferranti évite et casse l'exotisme et l'imaginaire préfabriqués qu'aurait pu convoquer la situation insulaire de San Stefano. Mais cela ne suffit pas."
Voilà j'aime le fait de pointer un passage singulier du texte, comme élément qui entre dans la mémoire (je vais retrouver ce passage et le cite à la fin de ce billet) ; de même, je trouve juste le fait de signaler le travail sur le "préfabriqué" : c'était justement le sujet du "cummentu" de 2002. Que je vous laisse maintenant découvrir.
(Avant de commencer la lecture de ce commentaire, je signale aussi le "plaisir apéritif" que représente une critique négative ou une critique avec laquelle nous ne sommes pas totalement en accord : c'est un appel à partager les liqueurs de la discussion, des débats (des vrais débats, qui portent bien sûr un regard bienveillant et sincère sur les efforts des artistes et sur les façons singulières de recevoir leurs oeuvres. Ainsi, la critique d'Emmanuel Laugier me donne furieusement envie de relire "Les femmes de San Stefano" ! Car enfin, cette intrigue est-elle vraiment "molle", cette écriture est-elle vraiment trop timide, ce roman ne bouscule-t-il vraiment rien en nous ? Ce serait utile de pointer les pages qui illustrent ces défauts, et de voir si les romans ultérieurs de Marie Ferranti ont fait évoluer son écriture, ses intrigues et leurs visions du monde, non ?).
Allez, passons à mes modestes propos qui ne sont que des propositions discutables.
En 2002, le cummentu disait donc ceci :
Regard libre, regard contraint
Marie Ferranti a écrit trois romans, Les femmes de San Stefano, La chambre des défunts, et La fuite aux Agriates, dont deux se déroulent en Corse mais qui tous mettent en scène la mort, ce qui y conduit et ce qui peut en sortir.L’extrait que nous proposons ici est un passage du premier roman. Le héros, Francesco, poussé à la mort au terme d’une vie marquée par les drames, revient au village... :
Ce jour-là, la chaleur était si forte qu’elle s’était versé du vin dans l’eau de son verre pour se remonter un peu.
C’est alors qu’elle entendit un bruit sourd qui s’était confondu d’abord avec le fredon des insectes puis s’en était lentement détaché jusqu’à devenir un martèlement qui avait fait résonner la rue.
Magdalena avait entrouvert les volets et avait vu au bout de la rue une troupe d’hommes dont elle ne distinguait encore rien. Ils faisaient une masse obscure qui tremblait sous la lumière crue du soleil de midi.
Ils s’avançaient et Magdalena vit soudain qu’ils portaient un homme sur leurs épaules. Elle se précipita. D’autres femmes sortirent. On entendit des cris. Les hommes furent arrêtés par les femmes qui sortaient des maisons. Elles s’appelaient et elles accouraient toutes, les enfants derrière elles.
Magdalena approcha. Les hommes avaient ralenti leur marche. Ils avaient des visages sombres, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Elle ne pouvait détacher son regard de ces visages presque noirs, comme bleutés par l’ombre dure de midi.
Magdalena regardait le bas des pantalons qui frottait presque par terre, les mains noueuses, les boutons qui brillaient, les ongles cassés, noirs de terre, les chemises qui avaient sous les bras de grandes auréoles foncées. Elle ne regardait rien d’autre.
La tête du mort faisait une tache blanche dans la procession qui s’était formée. Magdalena se mit soudain devant les hommes, les obligeant à s’arrêter. Elle resta un moment immobile devant le mort.
Francesco, la tête renversée comme si plus rien ne la soutenait, que la nuque fût brisée, les paupières presque closes, avait les lèvres qui bâillaient sur une bouche noire.
Magdalena fit signe aux hommes de la suivre. Elle avait un torchon de cuisine. Elle en couvrit le visage du mort. Il se remirent en marche. C’est ainsi qu’ils avancèrent. Magdalena, veillant à ce que le tissu ne tombât pas, avait la main sur le visage de Francesco.
Cummentu :
Peu à peu, l’image se précise, la vision se fait plus claire. Tout l’art de Marie Ferranti, ici, est de jouer avec une scène qui pourrait vite basculer dans le cliché.
Une mort violente, un cadavre porté à bout de bras par les hommes dans les rues du village, le soleil insoutenable, les couleurs violentes et opposées, les cris des femmes : voilà les éléments d’une procession funéraire dramatique qui ne nous suprendrait pas. Or, l’auteur parvient à faire du nouveau grâce, tout d’abord, à un grand sens du rythme.
Chaque paragraphe apporte une information, une seule, sur le spectacle de cette procession. Les phrases elles-mêmes, souvent courtes, se contentent de peu : désignant ici un geste, une couleur, un son. Ainsi, le quatrième paragraphe rapporte les actes les plus violents de ce passage de manière à les ralentir et à transformer une scène en un tableau presque statique : « Elle se précipita. D’autres femmes sortirent. On entendit des cris. Les hommes furent arrêtés par les femmes qui sortaient des maisons. » Nous pourrions dire alors que c’est justement là le travail du « cliché » que de figer une image traditionnelle d’un pays à partir de la réutilisation permanente de certains éléments. C’est l’inverse qui se produit ici parce que justement le cliché réclamerait une accélération et surtout l’utilisation d’un certain regard surplombant, presque objectif tout en étant porteur d’une conscience à la fois attristée, résignée et raidie sur une certaine « sagesse » face à la violence, la mort et la Corse.
Rien de tout cela. Le rythme lent de l’écriture de cette scène est motivé par le regard du personnage de Magdalena. Un spectacle dramatique s’offre à ses yeux. La question est alors celle de son regard. Et Marie Ferranti choisit de lui donner un regard tout à fait décalé par rapport aux habitudes d’écriture d’une telle scène. Voilà Magdalena réduite à un regard coupé de toute voix intérieure qui viendrait justifier ses erreurs, ses égarements, ses fascinations. Le lecteur assiste donc, avec Magdalena, à la lente découverte du cadavre de Francesco. Et cette découverte progressive est d’autant plus significative qu’avant de voir vraiment « ce qu’il en est », Magdalena est attirée par des détails qui viennent déréaliser ce moment.
« Les hommes avaient ralenti leur marche. Ils avaient des visages sombres, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Elle ne pouvait détacher son regard de ces visages presque noirs », et plus loin, « Elle ne regardait rien d’autre. » Le regard de Magdalena est donc à la fois libre, du cliché identitaire, et contraint, par la force des émotions, non dites, qui la traversent. C’est ce qu’a bien relevé Patrice Antona dans le Corsica de juillet 2000 à propos de l’écriture de Marie Ferranti. Il explique que le « discours de nostalgie » issu d’une société corse obsédée par la mort est « mis en pièces dans son univers (romanesque), parce qu’elle ouvre des portes sur des couloirs obscurs de notre être. » La question reste de savoir comment, précisément.
Notre auteur, comme un certain nombre d’autres, a compris qu’on ne pouvait écrire de littérature en Corse, ou de littérature corse, qu’en assumant la présence des clichés, souvent anciens et complexes, qui disent encore la Corse aujourd’hui. C’est pourquoi, contrairement cette fois-ci à ce que pense Patrice Antona, il ne nous semble pas que « la mise à mal du discours identitaire n’est qu’incidente au travail littéraire ». De manière profonde, l’écriture littéraire est un travail identitaire, individuel et collectif. Dans le cas des peuples aux histoires difficiles, dominées cet aspect est nécessairement plus développé qu’ailleurs. Le Québec est un bon exemple : longtemps axée sur la réflexion identitaire, entre un Canada anglais et une France lointaine, la littérature québécoise cherche maintenant d’autres voies... qui recoupent les questions de multiculturalisme.
Ainsi la procession funéraire de Francesco vue puis guidée par le regard neuf de Magdalena représente un de ces moments, littéraire ici, du lent et patient travail identitaire qui traverse le peuple corse depuis bien longtemps. Les romans de Marie Ferranti peuvent et doivent aussi être lus dans cette perspective, source d’un plaisir renouvelé.